dimanche 9 janvier 2011

Décembre. Journaux intimes et correspondances 5.



SUITE ET FIN de cette série commencée en décembre.
Le but de ces recherches de journaux intimes et correspondances était de savoir quels étaient les états d’âme ou les préoccupations de ces auteurs en cette période de fin d’année ou, comme ici de début d’année.

Lou Andreas-Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud.

Göttingen,
12 janvier 1922 *


Cher Professeur,

Ceci n’est pas du tout une lettre, mais uniquement un peu de sentimentalité je ne peux pas laisser partir ma missive à Anna sans y intégrer des vœux tardifs pour l’année nouvelle. Il faut que je vous remercie encore de tout ce que l’ancienne a pu me donner de meilleur.
Bien que je ne sois plus chez vous à Vienne, je voudrais quand même que vous traversiez à l’occasion la chambre ou y jetiez un coup d’œil comme dans la chambre d’Anna, quand nous y étions ensemble, y tournions et retournions de grandes idées et résolvions en nous jouant les plus obscurs problèmes.
Le M ** […] F[…] m’a annoncé pour bientôt sa visite avec Madame son épouse ; mais les efforts faits pour leur trouver un logis dans les environs les plus proches ont échoué ; il n’y avait qu’une chambre sans poêle et un poêle sans nourriture ; il faudra donc qu’ils descendent au Sanatorium de […].
On m’a raconté l’autre jour le mot d’enfant d’un homme relativement normal (bien qu’aujourd’hui encore assez fortement porté sur l’érotisme anal) qui m’a vivement intéressée. Il avait six ans, venait d’édifier des châteaux de sable et s’entendit plaindre parce qu’il n’avait pas de compagnon de jeu. Sur quoi, il dit, optimiste : "Je n’ai qu’à appeler mes petites crottes hors de mon derrière pour qu’elles se tiennent à côté de moi et m’admirent." Ainsi, en dehors de la sublimation des petites crottes, qui existe déjà dans l’édification des châteaux de sable, l’autre sens demeure, selon lequel le "Lumpf ***" de l’enfant signifie "ce qui est né" ; je m’attendais à cela chez des filles, qui compensent leur envie du pénis par des représentations de maternité. En tout cas, chez ce petit garçon, l’érotisme anal était d’une merveilleuse utilité pratique (le seul dommage qui lui en soit resté aujourd’hui est le déplaisir que lui causent les saucisses quand on en sert au souper).
A l’instant, pendant que je vous écris, la carte de Ferenczi avec vos signatures. Eh oui ! Cela pique et enchante à la fois ! Mais ma "sentimentalité" n’en est pas si éloignée ; de l’essentiel de l’influence produite par ce séjour à Vienne, il reste que je recommence à trouver (ce qui depuis les expériences de la guerre m’était devenu un peu et même très difficile) qu’en dépit de tout et de tous, la vie peut être une fameuse affaire !
Pour votre femme et toute votre maisonnée (y compris les alentours, le cottage et Mathilde) les souvenirs les plus affectueux de votre

Lou.


* Après La visite de Lou A.-S. chez Freud, du 9 novembre à la mi-décembre 1921.
** Titre professionnel
*** Mot du petit Hans pour dire « les fèces ». (N.d.T.)

Freud n’a pas répondu à cette lettre (du moins ne figure-t-elle pas dans cette Correspondance). Il répondit plus tard… à cette seconde lettre de Lou, dont je ne mets que quelques extraits qui permettront de comprendre la réponse de Freud :

Göttingen,
2. 3. 1922


Cher Professeur,

… je ne puis plus rester longtemps sans aller bavarder un peu avec vous ou sans avoir de vos nouvelles. Par-dessus le marché, voici que la M […] , après mille préparatifs compliqués, vient d’arriver ; […] Pendant la guerre elle a vécu son drame d’amour et il est plutôt singulier ; le héros était un impuissant, lequel comme expédient, lui enseigna toutes sortes de pratiques […] cependant que son mari ne connaissait et ne pratiquait que la misérable "normale". A la suite de cette curieuse "haute considération", elle est tombée sous le charme de cet ami, lequel, de son côté, émergeait pour la première fois fièrement de son mépris de soi sexuel, mais causa de grands dommages aux états d’angoisse de la femme. Après la séparation, elle fit tout ce qu’elle put pour entraîner le brave et puissant M[…] dans cette voie, mais il se montra trop balourd et réagit sur le plan moral avec un "I git igit!" bien hambourgeois. Elle parle de vous avec enthousiasme et en dépit de la conclusion psychotique d’autrefois, il ne fait pas de doute que beaucoup de bons effets ont filtré et l’ont mûrie. […]
L’autre jour, alors que je réfléchissais au travail d’Anna et à ses notes, il m’est venu, à propos des fantasmes de fustigation, les idées suivantes : étant donné qu’au cours des dernières années, on a tant travaillé sur l’augmentation de l’amour de soi physique par la douleur, les blessures, etc., on pourrait peut-être penser que le tout petit enfant, en raison de sa sensibilité épidermique, a commencé à s’éveiller libidinalement vis-à-vis de soi, par se prendre comme objet, c’est-à-dire que c’est d’abord par cela que son amour devient suffisamment émotionnel, voire "passionnisé". […] la douleur et l’amour sont étroitement connexes, voire que faire mal et l’amour s’enchaînent automatiquement (la défloration elle-même l’enseigne encore plus tard aux filles et pour conclure). Ce n’est qu’avec la réprobation de l’onanisme et des motions voluptueuses qu’un fantasme de fustigation est devenu un acte punitif et une image d’expiation.
[...]
Mais… par lettre, ces choses-là ne vont pas du tout ; il faudrait pour cela que je fusse étendue sur le divan d’Anna. […] J’espère que pendant les froids de l’hiver, vous n’avez pas gelé comme nous. Le froid – vraiment aveuglant – a été aussi terrible que beau ce que j’ai de nordique en moi se réjouissait tout en grelottant. Maintenant on va pouvoir travailler avec une ardeur renouvelée ; je ne prendrai des vacances qu’au moment de mon voyage à Berlin en septembre pour le Congrès.
De tout mon cœur à vous et aux vôtres.

Lou.



Vienne, IX, Berggasse 19
13. 3. 1922


Très chère Lou,

Ma "fille-Anna" me manque beaucoup aussi : elle est partie le deux de ce mois pour Berlin et Hambourg. Il y a longtemps que je la plains d’être encore chez ses vieux […] Mais, d’autre part, si elle devait vraiment s’en aller, je me sentirais aussi appauvri que je le suis en ce moment, par exemple, ou que s’il fallait renoncer à fumer. On se le dit beaucoup moins clairement quand on est ensemble, ou tout au moins,nous pratiquons cette injustice. A cause de tous ces conflits insolubles, il est bon que la vie prenne fin quelques jours.
Le mélange de froid, de grippe et la détresse publique pourraient rendre plus proche encore ce désir d’une fin. Mais voici bientôt venir le printemps ; moi aussi, je songe à cesser tout travail le 1er juillet. Car je ne peux plus devenir plus riche ou plus pauvre ou plus sage que je ne le suis ; mais je n’oublie pas que je suis vieux.
Entre-temps, vos cheveux ont dû repousser beaucoup ! Vos commentaires sur les fantasmes de fustigation montrent que vous êtes redevenue ce que vous étiez. Chaque fois que j’ai fait des distinctions un peu grossières, vous avez su faire ressortir le fondement primitif où plongent les racines communes de ce qui diffère et les réunir de plus belle. Dans la théorie sexuelle, j’ai soulevé une fois un point de vue qui, plus tard, malheureusement n’a pas été retenu ; tout ce qui existe en général, y compris l’excitation sexuelle donc, aussi la douleur, crée une action de violence (névrose traumatique). C’est peut-être la prose de votre poésie. C’est très bien que M […] vous intéresse ; pour moi, je m’en souviens comme de la simple et répugnante incarnation de la lubricité. D’après la théorie, il doit aussi s’être développé en elle quelque chose de "refoulant", on ne sait quoi.
[…]
Souvenirs très affectueux et d’autres nouvelles avant le Congrès.

Votre dévoué Freud
.



Lou Andreas-Salomé avec Friedrich Nietzsche et Paul Rée.
(La Sainte Trinité. Mmm!)

"À 21 ans, elle fait la rencontre de Friedrich Nietzsche, 38 ans, qui, durant l’année 1882, vit sa seule véritable histoire d’amour dans une escapade à trois avec Paul Rée...
En 1887 (elle a 26 ans), un botaniste excentrique, spécialisé dans l’étude des serpents, manque de se donner la mort devant elle si elle refuse de l’épouser. Andreas, hypnotisé par son nouveau cobra, obtient gain de cause même si leur mariage n'est pas consommé. Leur union n’a jamais eu aucun sens pour Lou qui porta quand même le nom de ce mari d’opérette jaloux mais inoffensif sous lequel elle est passée à la postérité.
Femme libre avant son temps, en 1897, à 36 ans, elle rencontre Rainer Maria Rilke, qui a quatorze ans de moins qu'elle et qui ne se remettra pas non plus de leur rencontre.
On a facilement classé Lou Andreas-Salomé dans la catégorie des "égéries" parce qu'elle a rencontré les esprits les plus remarquables de son temps, sans voir qu'elle traitait avec eux d'égal à égal.
...C'est la rencontre avec Sigmund Freud, en 1911, durant les années de naissance de la psychanalyse, qui sont les plus marquantes. Lou Andreas-Salomé devient l’amie de la fille chérie du psychanalyste, Anna Freud..." (WP)


Quand je disais que Lou donnerait du fil à retordre à Michel Onfray je ne m’étais pourtant pas encore vraiment replongée dans ces textes qui demanderaient à être plus explicites ici. Il faut pour cela lire l'ouvrage passionnant d'où j'ai tiré ces extraits :

Lou Andreas-Salomé, in Correspondance avec Sigmund Freud, suivie du Journal d'une année (1912-1913), éditions Gallimard, Connaissance de L'Inconscient, 1970.

J'apprends par hasard que le sinologue Jacques Dars est décédé; nouvelle adepte de La pensée chinoise je le note.