mardi 27 décembre 2011

La rose (suite)

Ce livre m’a enchantée, bouleversée, touchée au plus profond. La littérature, c’est cela pour moi. Chaque récit de cet ouvrage de Robert Walser est un autoportrait et nous dévoile un homme doté de tous les sentiments, du plus triste au plus joyeux, du plus sérieux au plus frivole. En le lisant, je me l’approprie, je serre le livre contre mon cœur et je me dis : il l’a écrit pour moi. Oui, j’ai une approche tactile assez primaire de la littérature.

Ce récit pour clore sur ce livre de Robert Walser mort dans la neige le 25 décembre 1956 :




"LE SOLITAIRE
(On ne sait s’il est assis ou debout)
Le solitaire : Quelque part s’étendent des lacs, je vois leur miroitement. Dans les allées de la solitude tranquille, les feuilles chuchotent. Des tableaux, des poèmes, que j’ai vus et lus, revivent dans l’instant. Dans le silence, je joue le grand seigneur. Savoir si, d’aventure, j’aimerais être parmi des gens ? Pourquoi pas ? Mais je trouve que la fréquentation des hommes vous empêche de penser. Les distractions sont importunes. Le charme de la parole se perd aisément dans la parlote. Certes, j’ai bien envie de parler à quelqu’un. Comme on est ingrat ! C’est seulement quand on désire quelque chose qu’on voudrait bien dire merci. Ce qu’on a, on le méprise. Splendide est la liberté intellectuelle du solitaire, ses pensées créent instantanément des formes et des personnages ; pour qui pense, il n’y a pas de distances. Les échelles d’âge sont dépassées. Les frontières morales, c’est lui qui les trace, et il parle avec les vivants et les morts. Ceux qui me manquent, je leur manque aussi ; ils ont appris comme j’avais de l’entrain. Je n’ai peur ni du vacarme ni du silence. Seules les craintes sont à craindre. Au lieu d’aller vingt fois au concert, j’y vais une fois, et ce que j’ai entendu retentit alors puissamment pour moi à travers les vastes salles du souvenir. Le juste poids des mots, la mesure de leur effet, le discoureur les désapprend plutôt que le taciturne. Des ruisseaux au pétillement d’argent glissent en filets ravissants le long de la paroi rocheuse de l’imagination calme. J’apprécie plus la vie imaginaire que la vie réelle. Qui songerait à m’en blâmer ? Jeune, déjà je rêvais volontiers ; j’ai grandi et, en même temps, je suis devenu plus petit. L’existence monte et descend comme une ligne de collines, et demeure significative. Les lieux où l’on tient des discours significatifs ne sont pas ceux où la vie est la plus impressionnante. Les débats restreignent leur objet, absorbent peu à peu les sources. La conversation fatigue. Le solitaire est revigoré par le passé et le présent tout aussi bien. Si je voulais pleurer, comme cela ferait mauvais effet en société ! Ici, je le peux à ma guise. Il a fallu que je vienne ici pour apprendre comme les larmes sont belles, comme il est beau de se dissoudre en sentiment. Où m’est-il permis, ailleurs qu’ici, de déplorer la fierté, de descendre avec l’orgueil, comme le long d’un escalier, vers les bas-fonds du regret, d’être contrit envers mon amie, de me baigner dans d’implorantes humiliations ? Qui dit être aussi faible que le solitaire, et à qui ce courage donne-t-il autant de force ? L’irritation provient toujours de l’obligation de dissimuler, qui pour moi n’a plus lieu d’être. Laissez-moi donc ainsi ! Certes, je prive de mon savoir, de ma gaieté innée, de mon énergie et de mon art d’arranger et d’aplanir, les gens ligotés de mille manières par leur activité. Mais peut-être que d’autres déjà font suffisamment de bien, celui qui a confiance trouve toujours des excuses. Il faut aussi quelqu’un qui soit négligent et qui croie joyeusement que cela ne fait pas de mal. Il est tout entouré du murmure de rajeunissements qui n’en finissent pas. Il entend le chant du fleuve originel à travers les heures de silence. S’efforçant de revenir vers moi, il s’amplifie. Il ne fuit pas les hommes. Comme j’aimerais me voir sympathique, comme je souhaiterais être intégré à leur cercle. Pourtant, je crois avoir fait ce que je pouvais pour ne pas gaspiller. Je suis resté disponible."


"En 1929, Walser entre dans la clinique psychiatrique de la Waldau, à Berne, où il poursuit son travail de "feuilletoniste". Il cessera d'écrire en 1933, après avoir été transféré contre son gré dans la clinique psychiatrique d'Herisau dans le demi-canton des Appenzell Rhodes-Extérieures où il séjournera jusqu'au jour de Noël 1956 où, quittant la clinique pour une promenade dans la neige, il marchera jusqu'à l'épuisement et à la mort."

« Il est absurde et grossier, me sachant dans un hospice, de me demander de continuer à écrire des livres. La seule terre sur laquelle le poète peut créer est celle de la liberté. Aussi longtemps que cette condition ne sera pas remplie, je ne puis même pas envisager de me remettre à écrire ».
Robert Walser.