mardi 10 avril 2012

Et n'est-ce pas une oeuvre d'art, espérer encore


Je reprends donc cette phrase (je pensais à un ami*) et un extrait de correspondances de Nietzsche, tirés de l'ouvrage de Daniel Halévy : Nietzsche, éditions Bernard Grasset, Livre de Poche, collection Pluriel, 1977.

"Il y avait tant d'indicible en lui : le silence était donc la règle la plus sage. Nietzsche, philosophe de la connaissance désespérée, écrira un jour une théorie du masque.
Lettre à son ami Gersdorff :

Cher, fidèle ami, si seulement tu pouvais m'estimer beaucoup moins! Je suis presque sûr que tu perdras ces illusions que tu te fais sur mon compte et je voudrais être le premier à t'ouvrir les yeux en t'expliquant en toute conscience que, de tes louanges, je ne mérite rien. Si tu pouvais savoir combien je suis radicalement découragé, quelle mélancolie j'éprouve en moi-même! Je ne sais si je serai jamais capable de produire. Désormais je ne veux plus chercher qu'un peu de liberté, un peu d'atmosphère réelle de la vie, et je m'arme et je me révolte contre tous les esclavages, nombreux, indiciblement nombreux, qui m'enserraient... parviendrai-je jamais? Doute sur doute. Le but est trop loin et si je réussis jamais à l'atteindre, alors j'aurai consumé le meilleur de moi-même en longs efforts, en longs combats. Je serai libre et languissant comme un éphémère au crépuscule. Voilà ma vive crainte. C'est un malheur que d'être si conscient de ses luttes, si clairvoyant!...

Ceci est daté du 1er avril 1874; le 4, une lettre à Malwida** toute mélancolique, mais non désespérée :

Chère mademoiselle, quel plaisir vous me faites, combien vous me touchez! C'est la première fois qu'on m'envoie des fleurs, mais je sais maintenant que ces couleurs innombrables et vivantes, toutes muettes qu'elles sont, nous parlent très bien. Ces annonciatrices du printemps ont fleuri dans ma chambre et j'ai pu jouir d'elles pendant plus d'une semaine. Dans nos vies si grises, si douloureuses, il est grand besoin que les fleurs nous viennent divulguer un mystère de la nature : elles nous empêchent d'oublier qu'il est toujours possible, qu'il doit toujours être possible de trouver, quelque part au monde, de la vie, de l'espoir, de la lumière, des couleurs.  Combien souvent on perd cette foi! Et c'est un beau bonheur, quand les combattants se confirment mutuellement dans leur courage, et par l'envoi de symboles, fleurs ou livres, se rappellent leur foi commune.
Ma santé (excusez-moi d'en dire un mot) est satisfaisante depuis le nouvel an; n'était ma vue à ménager. Mais vous savez qu'il est tels états de souffrance physique qui sont parfois presque un bienfait, car il font oublier ce qu'on souffre ailleurs. Ou plutôt : on se dit qu'il existe peut-être des remèdes pour l'âme comme il en existe pour le corps. Voilà ma philosophie de la maladie : elle donne espoir pour les âmes. Et n'est-ce pas une oeuvre d'art, espérer encore?
Souhaitez-moi la force d'écrire les onze "Inactuelles" dont la tâche me reste. Enfin j'aurai dit tout ce qui nous oppresse; et peut-être nous sentirons-nous, après cette confession générale, un tant soit peu libérés.
Mes voeux les plus cordiaux vous accompagnent, chère mademoiselle et amie.

Il travaille; il veut consacrer à Schopenhauer sa troisième Inactuelle."

Pages 209-210-211.

** La correspondance entre Malwida von Meysenbug et Nietzsche couvre une longue période (1872-1889) et ne s’achèvera qu’avec l’effondrement psychique de Nietzsche. Wagner y est très présent, et dans une moindre mesure Schopenhauer, les Grecs, les paysages de l’Italie et de la Haute Engadine. [...].

"Aux premiers jours de juin, Nietzsche acheva son Schopenhauer comme éducateur, troisième Inactuelle. Intellectuellement, tout était assaini. Restaient les autres souffrances. Lisbeth Nietzsche raconte que son frère ayant un jour exprimé son dégoût des romans et de leur monotone amour, quelqu'un lui demanda quel autre sentiment pourrait lui être substitué.
(Cette réponse que je trouve sublime, tellement juste).

L'amitié répondit-il avec vivacité. Elle détermine absolument les mêmes crises que l'amour, mais dans une atmosphère plus pure. D'abord une attraction réciproque déterminée par des convictions communes; l'admiration, la glorification mutuelles; puis, d'une part, la méfiance, et, d'autre part, des doutes sur l'excellence de l'ami et de ses idées; la certitude qu'une rupture est inévitable et que pourtant elle sera douloureuse... Dans l'amitié*, il y a toutes ces souffrances, et d'autres encore, impossibles à dire."

Pages 213-214.

* (Ne jamais galvauder le mot AMITIÉ).

Les amis de Nietzsche  : Rohde (à gauche), Gersdorff (au milieu).


Franz et Ida Overbeck

Franz Overbeck, un autre ami de Nietzsche. Ils eurent également une correspondance régulière que l'on peut découvrir via ce lien