dimanche 28 avril 2013

Voie rapide ou cimetière : dilemme cornélien


"Pourquoi Georges, me suis-je dit quand je l'ai eu appelé vers dix heures quarante-cinq, et d'ailleurs pourquoi qui que ce soit, je devrais y aller seul, ce n'est évidemment pas Georges ni personne qui peut me conseiller sur la question d'un appartement au bord de la voie rapide, même avec la Seine devant, avec la statue de la Liberté, en plus, me suis-je souvenu, qui avait été d'abord le vrai problème, et à quoi je repensais pour me rassurer et occulter le problème de la voie rapide, encore que la statue de la Liberté reste un vrai problème, ai-je pensé, et je doute que Georges puisse avoir là-dessus une opinion définitive, qui a vécu des années au bord d'un cimetière, me suis-je dit, et dont la sensibilité diffère évidemment de la mienne, notamment en amour, me suis-je dit encore. Quoique ça n'ait pas de rapport, ai-je conclu, et de toute façon c'est fait, je viens de l'appeler. [...] Georges pouvait se libérer, donc, je lui avais simplement dit que j'appelais l'agent immobilier avant de le rappeler, lui, pour confirmer. J'aurais évidemment dû faire l'inverse, mais j'avais eu absolument le besoin de me rassurer d'abord en sachant que je ne verrais pas l'appartement seul.[...]

Je me suis retrouvé à attendre Georges sur le trottoir devant l'appartement de l'avenue de Versailles, donc, dans ce paysage urbain complètement déséquilibré par l'imposante Maison de la Radio, face à laquelle, du reste, à l'angle des rues Boulainvilliers et Gros, qui convergent vers la place Clément-Ader, où tout fiche le camp dans une orgie de ciel à laquelle s'invitent les tours dépareillées du front de Seine, j'avais directement vue sur un restaurant en forme de bunker, et décidément ce coin de Paris me semblait, comment dire, au bord du chaos ou de l'indécision, voilà, ce quartier me semblait instable, où Georges est arrivé avec dix minutes de retard, cinq minutes après Sam, qui en avait cinq, elle, une femme par conséquent, une femme magnifique, du reste, comme il en existe quelques centaines en cherchant bien sur la rive gauche et même sur la droite, longues jambes, ovale parfait, grands yeux, singularité en prime dans l'ossature du visage, singularité également dans l'expression, quelque chose du côté de la bouche et même du regard, filtrant mais pas à l'excès, intéressant en somme, voire captivant, [...]
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Tu ne t'es pas beaucoup exprimé sur l'appartement, ai-je dit. Il y avait un taxi libre, à la vitre duquel Georges s'est penché. [...] On pourrait le prendre à deux, a dit Georges. Excuse-moi, ai-je dit, de quoi tu parles? De l'appartement, a dit Georges en ouvrant la portière.
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J'ai réfléchi à ça ensuite. Je ne dirais pas que j'étais horrifié, mais je n'étais pas certain de pouvoir cohabiter avec Georges. En même temps, j'appréhendais un peu l'avenue de Versailles. Le problème était de savoir si Georges se révélerait rassurant. Il risquait surtout de se révéler invivable.
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Je n'oubliais pas l'aspect symbolique. Je ne me voyais pas signer un bail avec Georges. Je ne voulais rien d'officiel avec lui. [...] Au demeurant, il avait peut-être lancé ça comme ça. Je me suis demandé s'il allait m'en reparler. J'avais connu des situations semblables. Des gens qui disent qu'ils viennent et qui ne viennent pas. Des avenirs sans avenir, esquissés dans des phrases. Je procédais à l'inverse. Ça pouvait devenir contraignant. D'autant que parfois les conditions changent. Il m'était arrivé sur la base d'un engagement ancien, de débarquer dans une situation neuve. Je pense à la promesse par exemple, de se rendre à une fête qui, au dernier moment, se révèle déguisée. Le problème n'étant plus qu'il faille se déguiser que l'émergence de la conscience que vous vous êtes engagés auprès de gens qui se déguisent. Vous les connaissiez mal. Pas assez, à l'évidence. En un sens, c'est votre faute. [...]
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J'ai discuté après avec Georges. Il était partant pour que je prenne l'appartement. Pour y vivre lui aussi, a-t-il précisé. ce que je te propose, a-t-il développé, c'est simplement d'être là. De voir comment ça évolue. Comment ça évolue quoi? ai-je dit. Je ne sais pas, a dit Georges. Toi. Nous. Les voitures, a-t-il ajouté. Le bruit. C'est trompeur, le bruit.
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C'est évidemment lui qui me freinait [...] mais sa mèche, aussi, ai-je pensé soudainement, sa mèche qui ne m'avait jamais gêné jusqu'à présent mais qui, dans le cadre de notre cohabitation, menaçait de me rendre à peu près fou, qui lui venait sur la tempe droite, me suis-je tout à coup souvenu, coupée droit à l'horizontale, et qui par la force des choses se révélait perpétuellement instable, qu'il ramenait à intervalles réguliers sur la droite, là où elle tombait au repos. En fait, ai-je, constaté, la mèche de Georges, dont je ne me suis jamais soucié, j'ai commencé à la voir à dater de ce jour où il a pris de mes nouvelles au téléphone, sans évoquer la perspective de notre cohabitation, et c'est moi qui ai pensé qu'il attendait que je l'évoque, cette cohabitation, et qui dès lors ai pris conscience de sa mèche, et ne l'ai pas supportée. Même en vacances, me suis-je souvenu, la mèche de Georges ne m'avait jamais choqué, qu'il enfermait, il est vrai, le plus souvent sous une casquette, et, quant à Paris, je ne l'ai jamais vraiment remarquée, me suis-je dit, il a fallu ce coup de téléphone. Mais ça passera, me suis-je dit, et d'ailleurs ceci est mon choix, d'emménager au bord de la Seine, provisoirement avec Georges, sa mèche et le reste, s'il y a un engagement que je prends, c'est bien celui-là, et j'ai contacté une série de déménageurs à qui j'ai demandé des devis. J'ai choisi le plus cher, avec l'option emballage, je ne toucherais à rien, et j'ai rappelé Georges."

Pages 59 - 60 - 69 - 70 - 71 - 92 - 118

Christian Oster, in En ville, éditions de l'Olivier, 2013.

"Le désordre semble être le moteur de ce roman où le passage du temps inquiète, où la mort et l'humour, où ce qui advient oblige à des glissements, à des aménagements, à des choix opérés dans l'urgence. Christian Oster saisit ses personnage à l'instant précis où leur vie bascule et les précipite face à eux-mêmes."
Christian Oster a publié quinze romans, dont Mon grand appartement (prix Médicis 1999), Une femme de ménage (2001), Dans la cathédrale (2010), parus aux Editions de Minuit, et Rouler (2011), paru aux Editions de l'Olivier.

4e de couverture.

C'est le troisième ouvrage que j'ai lu ces dernières semaines de cet auteur; j'ai retrouvé ce ton que j'aime, où l'humour, l'absurde, la mélancolie se mélangent; ses descriptions des petits riens du quotidien qui nous parlent de l'essentiel : "la perte, la peur, la solitude, l’amitié, l’espérance de l’amour et l’acceptation détachée de nos ratages incessants."  Je n'ai qu'une envie, en lire un autre... Me mettrai-je à aimer les romans? Existentiels, oui.
Christian Oster était l'invité de Kathleen Evin sur France Inter le 7 mars. On peut l'écouter ici.