mardi 13 août 2013

Famille je vous "haime"

Vendredi 9 août.

Je voulais dîner en regardant la mer. Il y avait du vent et faisait un peu frais mais le ciel était dégagé. Je me disais que je pourrais aller leur dire bonjour après.
J'étais bien, seule, devant ce paysage. Le restaurant était plein, à l'intérieur; sur la terrasse, peu de monde. Un jeune couple s'est attablé; ils avaient des plaids avec eux. C'était une bonne idée et pourrait devenir une spécialité bigoudène? Aux autres tables, les hommes avaient des pulls (pas marins du tout) et les femmes en tenues plus légères, enfilaient leur veste au cours du repas. Moi, j'avais prévu que le petit zef serait de la partie et je m'étais bien couverte. Comme d'habitude, j'étais la seule personne seule. A côté de moi, deux garçons d'environ huit et onze ans (quelle précision) avec leurs parents. Le plus jeune n'arrêtait pas de me regarder, je prenais des photos, il devait trouver bizarre qu'une femme de mon âge vienne au restaurant toute seule; sa grand-mère devait regarder la télévision! Mais, me prenait-il pour une grand-mère? Il se débrouillait bien à décortiquer son crabe et ses langoustines. Je lui ai fait un sourire et comme il insistait à me regarder, l'air très sérieux, je lui ai fait un clin d'oeil. Là, il m'a souri!
J'étais bien, je m'en fichais un peu de ce que j'avais dans mon assiette, j'avais pris le menu; j'étais  venue là pour voir ça.






Au dessert, je leur envoie un texto pour savoir si je peux passer les voir et prendre une tisane avec eux. Je leur dis que je peux y être dans un quart d'heure, que j'étais tout près. Je reçois un : OK, on est tous au penty. Je me demandais si j'allais leur dire que j'avais dîné au P.A. Et puis oui, j'en ai assez d'inventer des histoires. Ils ne m'invitent jamais à les accompagner au restaurant avec eux quand ils sont là; alors j'estime avoir le droit d'y aller seule sans obligation de les prévenir.
Bien mal m'en a pris.
- Non, c'est pas vrai! C'est bien toi ça! me dit P. d'un ton peu agréable. Ce serait long de retranscrire la suite... Son "c'est bien toi ça" m'a fait frémir et penser à celui de M. (mais avec lui, mon frère, nous nous pardonnions toujours nos mauvaises humeurs), un jour au téléphone "Oh! toi on te connaît" qui avait la même sonorité. Vraiment? Me connaissent-ils vraiment? Ils me croient forte parce que je suis indépendante, que je ne leur parle jamais de ma solitude, mais ils ne savent pas ma fragilité et combien ces mots me font mal.
En fait j'étais allée leur dire bonsoir surtout pour voir une de mes nièces que je ne voie qu'une fois par an. Elle est drôle, rieuse; et j'ai ri avec elle. Sa soeur était là aussi avec son mari. Elle me dit : on est allé à Quimper mercredi après-midi avec les filles, quel mal pour trouver une place pour la voiture, finalement on s'est garé en bas de chez toi. Comment n'ai-je pas eu la réplique de dire à son père : tu vois, ta fille fait comme moi et elle a bien raison. Se garer en bas de chez moi sans frapper à ma porte! Mais je n'ai rien dit. C'est quoi toutes ces obligations familiales qui em...dent tout le monde! Le père n'a pas moufté.
Je ne me suis pas attardée, au prétexte que je voulais rentrer avant qu'il fasse nuit; je n'aime plus conduire la nuit.
Conclusion : je vais recommencer à inventer des histoires, des faux rendez-vous, des dîners avec une amie, des (vraies) migraines.
Je sais que je deviens de plus en plus sauvage, de plus en plus solitaire mais je m'ennuie de plus en plus avec les autres.

Samedi 10 août.

J'ai fini La Barette rouge de André de Richaud. J'ai vraiment du mal à lire des romans. "Un livre éblouissant de force et de cruauté qui fait parfois penser à Lumière d'août de Faulkner" (4e de couverture). Oui, sans doute, sûrement même. Écriture au couteau qui m'a déchirée. Cependant je me suis dépêchée de finir la première partie, trop cruelle pour moi. Deviendrais-je en vieillissant une mauviette? Je disais précédemment que ce livre allait me secouer. C'était bien plus que cela, il m'a déchiquetée. Oui, c'est très puissant mais aujourd'hui je ne veux plus être secouée que par cet autre genre de texte, je ne veux être que, déchirée par la douceur :

 "Au lendemain de la mort de sa mère, le 25 octobre 1977, Roland Barthes commence un "Journal de deuil". Il écrit à l'encre, parfois au crayon, sur les fiches qu'il prépare lui-même à partir de feuilles de papier standard coupées en quatre, et dont il conserve toujours une réserve sur sa table de travail." Extraits :

11 novembre 1977

Solitude = n'avoir personne chez soi à qui pouvoir dire : je rentrerai à telle heure ou à qui pouvoir téléphoner (dire) : voilà, je suis rentré.

21 novembre
soir

"Je m'ennuie partout"

28 novembre

A qui pourrais-je poser cette question (avec espoir de réponse)?*
Pouvoir vivre sans quelqu'un qu'on aimait signifie-t-il qu'on l'aimait moins qu'on ne croyait...?

Froid, nuit, hiver. Je suis au chaud et cependant seul. Et je comprends qu'il faudra que je m'habitue à être naturellement dans cette solitude, y agir, y travailler, accompagné, collé par la "présence de l'absence".

1er mai 1978

Penser, savoir que mam. est morte à jamais, complètement ("complètement" qui ne peut se penser que par violence et sans qu'on puisse se tenir longtemps à cette pensée), c'est penser, lettre pour lettre (littéralement, et simultanément), que moi aussi je mourrai à jamais et complètement.
Il y a donc dans le deuil (celui de cette sorte, le mien), un apprivoisement radical et nouveau de la mort; car, avant, ce n'était que savoir emprunté (gauche, venu des arts, de la philosophie, etc.), mais maintenant, c'est mon savoir. Il ne peut me faire guère plus de mal que mon deuil.

Roland Barthes, in Journal de deuil, éditions Seuil/Imec, 2009.

 * Je réponds : Survivre à l'être cher n'est-ce pas aussi une grande preuve d'amour? Mon aimé, je crois que je n'ai survécu que pour toi, pour être digne de toi.

Le 18 juin 1977, lorsque le cœur battant je faisais dédicacer mes Fragments d'un discours amoureux, Roland Barthes était sans doute déjà éprouvé par la maladie de sa mère. Je ne me souviens que de son doux regard et de son sourire quand je lui ai indiqué mon prénom. J'étais avec toi mon aimé, la foudre était tombée sur nous cinq mois plus tôt et je venais de m'installer définitivement, chez toi, dans l'atelier.
L'automne 1977 "serait" aussi celui de sa rencontre avec H