lundi 18 août 2014

"Confession et rêveries d'un homme solitaire"

 Emmanuel BERL 1968

Emmanuel Berl, 1968
Crédit photo : Serge Hambourg

Je devais parler du livre de Emmanuel Berl, Sylvia mais j'en suis incapable. Je suis capable de rien en ce moment et ça dure depuis des semaines. Cependant, ce livre, je l'ai aimé passionnément, j'aurai pu le lire d'une traite ou en deux jours. Mais non, j'ai fait durer le plaisir car chaque page, que dis-je, chaque phrase sont à savourer. Attention, ne pas croire qu'on en ressort heureux de vivre; enfin si, si être en vie nous donne encore ce plaisir de lecture. Je n'en dirai rien donc. Sinon ces extraits sur Proust, que l'auteur a connu, auquel il fut lié d'amitié et qui sont évidemment des pages savoureuses.

"Je rentrai à Paris afin d'y attendre le jour d'ailleurs proche où je devais partir pour Fontainebleau. J'étais impatient de revoir Proust, de le remercier des mots d'introduction dont il m'avait accablé à Evian pour les personnes qu'il croyait, bien à tort, mes voisines. J'avais hâte de lui annoncer la bonne nouvelle, de lui dire qu'il se trompait, qu'il existait des cœurs accordés. J'étais si plein de moi, si parfaitement bête que j'avais l'impression de le délivrer d'une vue des choses, dont je pensais qu'elles devaient lui être plus pénibles encore qu'à moi.
Il m'écouta avec son habituelle, sa terrible attention. Au rebours de ce que je prévoyais, il parut consterné. Et, dans ses larges yeux dont les paupières tombantes ne parvenaient pas à amortir l'éclat, je crus voir se refléter la carte cavalière de la région maudite qu'il m'allait falloir traverser.
Désarçonné tout de suite, je m'aperçus avec surprise que je ne pensais pas qu'il eût tort. Je ne croyais pas plus que lui au bonheur. En un sens j'y croyais moins; [...]
Si d'ailleurs la personne, la présence de Sylvia devaient m'être si néfastes, fallait-il donc regretter qu'elle ne fût pas morte? Je le lui demandai. Il me répondit tranquillement que cela allait de soi, que si, au lieu de recevoir sa réponse, j'avais appris sa mort, j'eusse éprouvé sans doute un chagrin cruel, mais évité l'inéluctable dégradation de mon propre sentiment, qu'il jugeait plus cruelle encore. [...]. Je regardais Proust : rasées de frais, ses joues avaient l'air prises dans la pulpe d'un légume mûri en cave, son visage de dieu sumérien, mécontent quoique calme, semblait refuser l'encens frelaté qui montait vers ses narines. Le liège des murs, l'odeur de la chambre, le désordre des meubles, tout me parut faux jusqu'à l'absurde. Lui-même, était-ce un monstre? 
Je l'observais avec suspicion. Je songeais que la sensibilité et même la compassion au malheur d'autrui ne sont pas incompatibles avec la méchanceté. [...] Je lui dis que, dans sa manière de voir, l'amour n'était qu'un onanisme halluciné. Sa figure, déjà si blême, blêmit encore. Ses yeux étincelaient de fureur. Il se leva et alla s'habiller dans son cabinet de toilette. Il devait sortir. Je remarquai la vigueur de ce malade. Jusqu'à ce moment, je n'y avais pas fait attention. Ses cheveux étaient beaucoup plus noirs et plus épais que les miens, ses dents plus solides, sa mâchoire lourde paraissait capable de beaucoup broyer, sa poitrine, bombée par l'asthme sans doute, faisait ressortir la largeur de ses épaules. S'il fallait en venir aux mains, comme je le crus une seconde, je n'étais pas du tout sûr de parier pour moi.
Du cabinet de toilette, il me décochait les phrases les plus désagréables que lui inspirât son ingéniosité. Nous étions loin du temps où il m'interrogeait avec astuce pour s'assurer qu'il n'existait aucun lien de cœur entre aucun membre de ma famille et George Sand, avant de me déclarer qu'il n'aimait pas du tout ses romans. "Vous êtes bête!" criait-il, "aussi bête que..." et il énumérait des personnes dont certaines célèbres à juste titre, pour leur intelligence. Je savais très bien ce qu'il trouvait de commun entre elles et moi; c'était cet aveulissement des esprits devenus incapables d'apercevoir ce qui les gêne, de constater un fait, même évident, s'il contrarie leurs systèmes ou dérange leurs attitudes.
Évidemment il pensait avec un juste dégoût que deux mots d'une jeune fille, peut-être stupide, avaient suffi pour me faire renier les vérités qu'il m'avait lui-même enseignées. Cette flaccidité intellectuelle lui répugnait sans doute plus qu'une infirmité physique, plus que des tares morales, en quoi il avait sans doute raison.
Mais il ne m'en irritait que davantage; tombé au dernier cran de la vulgarité, je pensais que les amours normales lui étaient intolérables parce qu'elles lui étaient impraticables, [...]
Mais la colère montait en lui, devenait plus forte que le désir de mesurer ma dégradation, d'y parer et de m'en punir. "Sortez! Sortez!" criait-il. Et il lançait les injures comme des pantoufles par la porte du cabinet de toilette. Je sortis en effet, moitié fuyant, moitié chassé, consterné de terminer si mal une amitié si précieuse, soulagé pourtant comme si je venais d'échapper à un grand danger.
Et bien sûr, je ne peux repenser à cette scène sans détester ma balourdise, mon ingratitude, et plus encore ma fausse perspicacité pharisienne. Mais je crois quand même que, si effrayé ou persuadé, ou séduit, j'eusse renié Sylvia, il ne fût rien resté de moi vraiment rien que la vaine possibilité de dénombrer au jour le jour les vicissitudes lassantes et monotones de mon néant."

Pages 126 à 132.

Emmanuel Berl, in Sylvia, éditions Gallimard, L'imaginaire, 1952.

Sur Emmanuel Berl (1892-1976) : lire ici et  

Ce matin je m'interrogeais sur le sens de ma vie. Je ne trouvais pas de réponses ou plutôt j'occultais les réponses, trop négatives. Alors, j'ai retranscrit ce texte. C'était peut-être ça, lui donner un sens? Le trouver dans la littérature et le partager.