mardi 19 mai 2015

"Que nous sommes vivants, que nous allons mourir, et que c'est tous les jours..."


Restée enfermée toute la journée d'hier dans le silence. Déconnectée d'Internet. Questionnements sur mon avenir, pas de réponses, vivre au jour le jour... jusqu'à l'épuisement. Écouté la radio, un peu. Festival de Cannes, ne pas écouter tout le "blablatage". Garder intacte l'envie d'aller au cinéma, voir ce que j'ai envie de voir et pas ce qu'on me dit d'aller voir.
Revu hier soir le beau film de Visconti Mort à Venise.
Commencé la lecture d'un nouveau livre avant d'avoir terminé celui en cours. Ça m'arrive rarement. Le titre, la couverture, me laissent espérer y respirer un air de liberté : L'échappée libre. Du même auteur, Jean-Louis Kuffer, j'ai lu il y a quelques mois L'Ambassade du Papillon. Beaucoup aimé.... "ces traces du quotidien qui rythment la vie". Me conforte dans mes goûts littéraires pour les carnets, journaux intimes. Extraits :

 
Couverture : carnets de Jean-Louis Kuffer
photographiés par Laurent Cochet.

30 janvier 1994. - Paris grisaille. Gemma me réveille à l'Hôtel Pascal. Petit dèje et longue, intime conversation. Me dit qu'elle ne croit plus en rien qu'un peu en son travail et un peu en ses amis, et qu'elle prie Dieu qu'Il la prenne avant ceux qu'elle aime. Lui dis que moi aussi j'en suis arrivé au point de me foutre de tout, ce qui me rend beaucoup plus attentif qu'avant au détail des choses et des relations avec les autres. Nous parlons aussi de ce que représente pour nous la vraie littérature. Elle me dit qu'elle ne se sent pas du tout un écrivain mais une femme qui écrit. Cela qu'entendait également Thomas Bernhard. a propos de celui-ci, et pour mieux le caractériser par opposition à Peter Handke (qu'elle déteste), elle remarque que celui-ci, sans cesser apparemment d'évoquer les autres, sa mère, sa femme gauchère, sa petite fille, son crayon, ou les pauvres Serbes, ne fait jamais en définitive que parler de lui-même, tandis que T. B., qui ne cesse de dire je et je et je, ne parle en réalité que des autres. Dans la foulée, je lui fais observer que Thomas Bernhard est un auteur vraiment sérieux et qui nous fait rire à tout moment, tandis que Peter Handke qui se donne l'air sérieux n'est jamais fichu de nous tirer ne fût-ce qu'un sourire. 
[...]

15 septembre 1994. - [...]
Et cet après-midi, c'est avec Paul Nizon que j'avais rendez-vous. j'ai lu sur épreuves son dernier récit, L'Oeil du coursier, en sifflant force verres de Chianti à la Casa d'Italia. La chose représente à peine soixante pages, dont les dix premières sont consacrées aux conditions de travail que l'écrivain réunit dans ses ateliers successifs, à Paris, pour célébrer le cérémonial magique de l’Écriture. Tout ça pourrait paraître assommant, mais chez Nizon c'est autre chose que préparent ces notations sur la Cella créatrice. Ainsi les fugues successives de L'Oeil du coursier, en mouvement ascendant, correspondent-elles à une progressive saisie et ressaisie (par le langage) de ce qu'il y a de plus réel dans la réalité, jusqu'à une sorte de densification poétique du réel. Autant dire que j'étais ravi d'aborder l'écrivain sur une aussi bonne impression.
Donc je me pointe à l'heure convenue à la rue de Savoie, Paul Nizon arrive au bout d'un moment [...] et d'abord l'écrivain me paraît un peu méfiant [...]. Puis, comme je trouve les mots adéquats pour dire ce que j'ai aimé dans L'Oeil du coursier, il se détend et me révèle que les pages que j'ai préférées dans son livre sont tirées de ses carnets, dont une tranche importante doit paraître l'an prochain. Nous parlons des écrivains que nous aimons [...]. En tout cas le bonhomme me plaît. C'est du solide et du sensible, du sérieux et du poreux. J'aime son attention, non seulement à son vis-à-vis mais à la vie alentour, tels les gens qu'il y avait derrière moi qui le faisaient parfois sourire lumineusement.

En rentrant ce soir à Lausanne, j'écoute la cantate de Bach Jauchzet Gott in allen Landen, que m'a fait découvrir de force Marie Lagouanelle, et dont le récitatif est d'une beauté à fendre l'âme. [...]

7 juillet 1995. - En fin d'après-midi, en longeant la voie ferrée surplombant le lac vers Rivaz où j'avais arrêté mon vélocipède, j'ai surpris un grand vieux type sanguin, allongé tout nu sur les galets, et qui s'astiquait puissamment en me guettant du dessous le chapeau noir lui masquant le faciès. Je me suis gardé de détourner le regard, et lui n'a pas fléchi non plus. J'ai passé en sifflotant. Il y avait une lumière vaporeuse sur le lac qui estompait tous les contours. A un moment donné, la flèche d'un grand bateau blanc a pointé à l'épaulement de Dézaley; et l'autre continuait probablement, là-bas, de se baratter tandis que je prenais garde de ne pas trébucher sur le ballast.

Très frappé l'autre soir par ce que disait  Henry Miller à propos de la peinture, qui lui a rendu la joie de vivre à un certain moment. De même, la perspective de peindre en toute liberté, ces jours prochains, ne laisse-t-elle de me ravir. L'écriture ne m'a jamais été un bonheur simple. Il en va tout autrement de la peinture par laquelle j'établis un rapport sensible, voire sensuel, mais aussi psychique, très intense avec le monde.
26 février 1999. - Mes lectures ont été ma lecture du monde, mes lectures et mes amours. Mes universités furent essentiellement buissonnières, je le regrette parfois et conseillerais plutôt à mes filles d'accomplir leurs études, mais enfin chacun trace son chemin à sa façon et je ne renie pas la mienne. Je suis le fils d'une époque de dissolution et de recomposition. A vingt ans personne ne m'a été de bon conseil, de sorte que je me suis dirigé à tâtons avant de poursuivre une sente un peu à l'écart, devenue route plus sûre avec les années. Jamais cependant je n'ai eu le sentiment d'être établi, jamais je n'ai flatté ni sollicité en vue de complaire ou de réussir en apparence, jamais. Je n'ai fait que suivre mon instinct et mon goût.
Jean-Louis Kuffer, in L'Ambassade du Papillon, Carnets 1993-1999, éditions Bernard Campiche, 2000.
(Pour info aux lecteurs Français : se faire livrer en France par les éditeurs Suisses revient assez cher. J'ai pu acheter cet ouvrage via le site de la FNAC qui livre gratuitement). De nombreuses références littéraires qui donnent envie de lire les auteurs dont il parle (si ce n'est déjà fait), des rencontres passionnantes, aucune complaisance et c'est ce qui fait l'authenticité de ces Carnets.
J'ai hâte de vérifier avec L'Echappée libre, et ses "lectures du monde 2008-2013" si l'auteur a l’esprit toujours aussi mordant, vif, curieux et généreux; je parierais que oui si je me réfère à son blog. 
Je n'ai pas très envie de lire ici ou là ce qu'on en dit de cette "Echappée libre" je préfère le lire, sans influence. J'y reviendrai certainement.