jeudi 28 juillet 2016

"C'est dur d'être le fils de quelqu'un, c'est encore plus dur d'être le père de quelqu'un"

L'exposition Marc Chagall Aux Capucins à Landerneau se tient depuis le 26 juin et jusqu'au 1er novembre 2016. Cette visite sera un de mes projets d'arrière saison. Laissons la place aux visiteurs de l'été. Mais en attendant, je commence à me plonger (m'envoler?)un peu dans l’œuvre de l'artiste en visionnant quelques vidéos et, j'ai terminé ce récit  de David McNeil : Quelques pas dans les pas d'un ange.

David McNeil est né à New York, en 1946, d'une mère anglaise et d'un père russe naturalisé français qui s'appelait... Marc Chagall. Aujourd'hui, il rend hommage à ce père génial qu'il a trop peu fréquenté. Il le fait à sa manière, éclectique et marginale, en publiant un livre qui ne ressemble ni à une confession ni à une autobiographie. Il s'agirait plutôt de nouvelles et de contes. Un livre empli d'images, d'odeurs et d'histoires fantastiques. «J'ai ressenti le besoin de ce livre lorsque j'ai découvert celui, terrible, de Marina Picasso, l'année dernière. Ce fut une lecture très douloureuse! Elle parle de Picasso, son grand-père, comme on décrit de plus en plus souvent les artistes : un tyran domestique. J'ai voulu détromper mon propre fils, qui pouvait peut-être penser que j'avais connu une enfance semblable.»"
Quoi de mieux que la mémoire d'un "enfant" pour parler de son "Papa". David McNeil, fils de Marc Chagall, plus connu comme musicien, parolier, que comme fils à Papa. Pour en savoir plus sur Marc Chagall mieux vaut aller voir ses œuvres. Le récit de David McNeil est intimiste, il nous parle de son père à travers ses propres souvenirs mais c'est lui, (D. McNeil) que nous découvrons. Il écrit comme on parle, c'est cela qui est touchant, attachant.
«Ce qu'il faut, c'est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses.»
Hemingway

Extraits.... [...] dans les pas d'un ange.

Pendant tout un temps nous prenions chaque matin la route de Vallauris. [...] Vallauris est une ville  qui est à la céramique ce que Murano est au verre soufflé, un must pour les visiteurs de la Côte d'Azur.. A Aix les calissons, là-bas c'est la poterie. [...] La ville vit de la vente de bien vilains objets, il n'y a rien à redire, par contre eux [les Provençaux] vous diront que s'ils font autre chose que ce que les gens veulent ils peuvent fermer boutique, les gens très souvent ont un goût de chiottes, l'expression vient de là.
Madoura comptait des potiers renommés, c'était donc normal qu'on s'adressât à eux quand on voulait s'essayer à la céramique, mais Picasso était paraît-il furibond, apprenant que mon père voulait y travailler. Vallauris était son fief. Matisse c'était Nice, Cimiez exactement, avant qu'il n'empiète sur la ville de Vence avec sa chapelle, une tout autre histoire, Léger c'était Biot où allait plus tard s'ouvrir son musée, un gros bloc de béton, une sorte de rectangle couché sur le flanc, une grosse boîte à chaussures allongée sur la tranche. [...] Picasso était partout, d'Antibes à Vallauris en passant par Cannes, mais papa n'a sûrement pas choisi Madoura pour faire la nique à l'autre, les deux hommes s'estimaient et mon père, quelques jours après ma naissance, lui avait envoyé une photo de moi, Françoise Gillot écrit dans  sa biographie qu'il l'avait épinglée au mur de son studio, si je n'ai aucun Picasso à mes murs, j'aurais au moins été au mur de Picasso. Les deux hommes s'estimaient mais une sorte de jeu s'était peu à peu installé entre eux, ce qui donnait des phrases comme celle-ci :
"Aimez-vous Picasso? demanda un jour une jeune journaliste à papa.
- Si Picasso m'aime, moi je l'aime aussi", répondit mon père.
Une petite fille passait et repassait sans cesse devant l'atelier où "on" travaillait, peut-être était-ce Paloma, qui sait, mais papa m'a demandé d'en faire autant chez lui : "Dis-moi ce qu'il fabrique", ou "Quelle terre emploie-t-il."  La petite fille et moi étions des espions à la solde  de deux des plus grands créateurs de ce siècle, deux caractères si forts ne pouvaient que s'affronter et ça faisait de bien belles étincelles."
Pages 39 - 40 - 41.

Papa s'était mis en tête de m'apprendre la peinture pour mieux m'en dégoûter. C'était un métier pourri que d'être un artiste, je savais heureusement construire des cabanes, je pourrais sans problème devenir architecte. Je recevais, contrairement aux garçons de mon âge qui ont pour Noël des ballons de football ou des panoplies, les œuvres complètes de Mansart ou de Le Corbusier. [...] Il trouvait les musées trop chers, il avait raison. Il voulait toujours qu'on édite des livres bon marché de son œuvre, "pour les étudiants", il avait dû souffrir en Russie de devoir renoncer aux ouvrages qu'il voulait. Chaque année il faisait une lithographie pour Derrière le miroir, la revue éditée par Aimé [Maeght], elle aussi bon marché, mais ces revues faisaient la joie des marchands et des spéculateurs, on trouve un peu partout ces lithos encadrées, à prix exorbitants, dont le pli intérieur a été repassé. "Ce n'est pas parce qu'il y a des gens malhonnêtes qu'il faut punir tout le monde" était l'avis sensé des deux hommes.
Je devais étudier la peinture mais surtout les peintres et leurs biographies, plutôt celles insistant sur leur pauvreté, leur misère récurrente et inéluctable. Il oubliait bien sûr de parler de Picasso, de Braque, de Dali, oubliait les nouveaux, Buffet, Mathieu, de Staël, les Américains, Stella, Lichtenstein et déjà Warhol, dont les limousines faisaient passer la Rolls d'Aimé pour une Fiat 500, ces gens-là avaient eu de la chance, voilà tout. On parlait plutôt de Soutine : Ce pauvre émigré était arrivé de Minsk en haillons, gelant à la Ruche, obligé pour survivre de voler de la viande rue de Vaugirard, presque laissé pour mort un méchant soir d'hiver après une bagarre avec des clochards qui en voulaient à sa pourtant maigre pitance.
Soutine, il est vrai, avait une vie pénible, mais ce que mon père décrivait comme une agression cachait une histoire plus cocasse, dont il avait, je crois, un peu honte : Lui travaillait nu malgré le grand froid qui régnait dans son atelier, comme il n'avait en fait qu'un seul jeu de vêtements il ne voulait pas les tacher en peignant. Le jeune peintre ukrainien achevait son grand Bœuf écorché d'après un modèle cru venant des abattoirs. Une carcasse de bœuf coûtait vraiment cher alors il voulait en faire plusieurs tableaux et bien sûr la viande s'était décomposée, peu à peu le rouge vif était devenu vert. Ne pouvant acheter un autre demi bœuf il est retourné rue de Vaugirard chercher un seau de sang dont il a aspergé son modèle. Le sang a éclaboussé toute la pièce, est passé à travers les lattes du plancher et a dégouliné chez mon père qui est sorti tout nu dans la rue en criant : "Au secours, on assassine Soutine!" [...]
Pages 71 - 72 - 73
David McNeil, in Quelques pas dans les pas d'un ange, éditions Gallimard, 2003.

(A suivre...)