samedi 2 juillet 2016

"Tout m'est possible"... avant de mourir



Jean-René Huguenin (1936-1962)

Lundi 19 décembre 1955

Un ciel bleu, sec et froid, dur comme un diamant, tintant comme une cloche immense, allègre et joyeux comme un petit caillou, net, limpide, frais, eau glaciale sans une ride, infini, semblable à un aigle planant au-dessus de Paris, dardant sa froide précision céleste sur les maisons, bleuissant les toits, rosissant les murs, enveloppant chaque chose dans sa gaine inflexible. Voilà le temps que j'aime. Un temps dur et tendre à la fois, infaillible. Les gens dans la rue ont le visage rose, le nez pincé par le froid, les lèvres serrées et pâlies, les traits un peu figés mais resplendissants de bien-être. C'est un temps qui sait ce qu'il veut. Mon bel hiver! Point de mollesse ni de lassitude, dans ce temps-là, pas d'indécision. Mais une sorte de fierté implacable, de volonté sans faille, de domination, de grandeur. A côté des cieux orageux de l'été, de cette énervante atmosphère de beurre fondu, des gros nuages dégoulinants comme de la bave... Ici, pas de torpeur, pas d'hypocrisie. Un ciel ferme et vertical.

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Jeudi 11 décembre 1958

Le fond de mon âme est d'une tristesse sans remède, c'est un paysage brûlé où des êtres solitaires se croisent et se regardent sans se voir et ne peuvent pas s'aimer, parce que leurs yeux et leur cœur se sont donné pour jamais à un visage unique, un visage disparu qu'ils ne reverront plus. J'ai toujours tiré ma force de ce désespoir, "jamais plus" est le cri de mon cœur, mais je ne sais quel écho le transfigure, et quand il me revient aux oreilles j'entends : "Tout m'est possible!".

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Jeudi 17 décembre 1959

Lever à neuf heures quinze. Travaillé quatre heures vingt seulement! Déjeuné avec J.L.M. dans des bois qui devaient être ceux de Sèvres ou de Meudon. Petit restaurant sombre, rustique, avec des lampes à pétrole. Quatre Anglais échoués là Dieu sait par quel miracle. J'ai beaucoup parlé de la Bretagne. Je me fais de ce voyage, à l'avance, tant de joie! Ô les grandes grèves grises, noircies de varechs, de rochers fauves, le bruit des charrettes, les crêperies vers six heures, les calvaires - Ouessant peut-être! Comme toutes les choses que l'on désire ardemment, je ne serai sûr de la posséder que lorsque je franchirai, en voiture, à Dol, la frontière bretonne. [...]

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Lundi 20 novembre 1961

L'importance de l'âge, de la maturité : non parce que l'on connaît plus de choses; non parce que l'on comprend mieux ce que l'on connaît. Mais parce qu'il reste moins de temps pour connaître, pour comprendre. Le peu que l'on sait devient plus précieux : l'expérience du temps.

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Mardi 5 septembre 1962

Oui, tout est grâce, même cette pluie. Je suis sûr maintenant de m'être retrouvé, d'avoir choisi le versant qui monte. [...]
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- Je suis las de ce journal. Vanité, complaisance, mollesse. Quand une vie avance vraiment, on n'éprouve pas sans cesse le besoin de faire le point.

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Samedi 8 septembre 1962

J'imagine l'impression que donnerait à un étranger la lecture de ce journal depuis janvier dernier : un velléitaire, qui tout à tour se brûle et s'adore, se vante et s'accuse, un emphatique dont les cris de gloire et de détresse expriment toujours la même faiblesse, la même vulnérabilité aux changements de temps, de lieu, de lune, d'humeur, de santé, de chance et de circonstances.

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Jean-René Huguenin, in Journal.

Il écrit pour la dernière fois dans ce Journal le 20 septembre 1962; deux jours plus tard... il meurt dans un accident; il avait 26 ans. Je laisse les lecteurs découvrir ses derniers mots et son Journal intégral publié à titre posthume. Jean-René Huguenin n'aura eu le temps d'écrire qu'un seul roman La côte sauvage. Je remercie infiniment l'ami qui m'a fait découvrir récemment cet écrivain.