mercredi 13 juin 2012

Le trio platonique

Quelques mots sur le film de Liliana Cavani que j'ai visionné le week-end dernier :
Au-delà du Bien et du Mal (Al di là del bene e del male); pour une analyse complète voir ici.
(Avec Dominique Sanda (Lou Andréas-Salomé), Erland Josephson (Fritz, Friedrich Nietzsche), Robert Powell (Paul Rée), Virna Lisi (Lisbeth Nietzsche).

"Résumé : Trois personnes, Paul Rée, un intellectuel allemand, Lou Salomé, sa maîtresse, et Nietzsche, un ami de Paul, tentent l'expérience de faire ménage à trois.
Mais les disputes font bientôt partie de leur quotidien. Lorsque Lou les quitte pour épouser un professeur, Paul se noie et Nietzsche sombre dans la folie."

"Le premier contact visuel avec Au-delà du bien et du mal est une vue panoramique de Rome et du Palais Farnèse. La mythologie classique: les Bacchanales et la représentation d'Apollon et Dionysos sont fondamentaux dans l'analyse du film.
"L'évolution progressive de l'art est le résultat du double caractère de l´ 'esprit apollinien' et de l´ 'esprit dionysien', de la même manière que la dualité des sexes engendre la vie au milieu de luttes perpétuelles et par rapprochements seulement périodiques" - F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.23
L'idée d'une évolution de l'art chez Nietzsche se base sur la lutte entre deux concepts : l´Apollinien, signifiant l´ordre, l´équilibre, la symétrie, le rationnel, le statique, et le Dionysien associé au désordre, au déséquilibre, à l'irrationnel, au passionnel, à l'exaltation des sens sans le contrôle de la raison. Le premier, identifié avec les arts plastiques; l'autre, avec la musique dépourvue de forme.

Bien qu'opposés, les deux concepts se complètent et se requièrent mutuellement, comme le masculin a besoin du féminin pour engendrer quelque chose de nouveau.

Dans la séquence finale Lou, dans la voiture avec son amant, imagine qu'elle court dans les bois avec Fritz sur un fond musical de Strauss. Comme lors de la danse de la scène précédente, Dionysos a triomphé.

Capture d'écran

Premier plan de Lou fumant un havane et la voiture qui pénètre dans le fourré du bois se mélangeant avec la nature, où les forces primitives luttent, se complètent, se requièrent mutuellement au-delà du bien et du mal."

Scène sublime, l'imaginaire fantasmatique de Lou (et sublime encore Dominique Sanda) : images du couple, son regard et son sourire en disent long sur ses pensées intimes de femme libre et dominatrice. Elle jette un œil vers son nouvel amant, qui paraît insipide... au regard de la scène qu'elle "se joue" avec Fritz, à l'intellect plus séduisant que tout.



Lou et Friedrich par watnews
Vidéo capturée sur l'écran, donc floue comme d'habitude!

Au-delà du Bien et du Mal d´un point de vue deleuzien (extraits).

"Dans son livre "L'image-mouvement" Gilles Deleuze classifie l'image cinématographique dans quatre types différents [...]
Dans Au-delà du bien et du mal prédomine le quatrième type : l'image-pulsion, une image dans laquelle la pulsion de vie -Eros- et la pulsion de mort -Thanatos-, surgissent librement.
Les personnages "se comportent comme des animaux": "ils sont déjà inséparables des comportements pervers qu'ils produisent et encouragent, cannibalesques, sadomasochistes, nécrophiles, etc." (G. Deleuze, L'image-mouvement, p. 185).

Dans cet environnement il n'y a ni règles ni conventions,


Captures d'écran

Celle-ci, même scène, trouvée sur la Toile, sans références.
Moins "animale", plus tendre, cette tendresse du regard (perdu, éperdu) de Fritz (Nietzsche)
que l'on décèle souvent dans le film.

l'érotisme se manifeste dans une forme presque animale, tant dans l'acte sexuel comme dans la bataille entre les deux hommes qui se battent et se mordent (cannibalisme*) comme deux mâles combattant pour leur femelle, ce sont deux boucs dans le sens deleuzien. Ici la morale, les règles n'existent pas, ni les conventions sociales pour déterminer ce qu'est le Bien ou le Mal; ce que nous voyons est l'image pulsion : la pulsion de vie (Eros) et la pulsion de mort (Thanatos)."

* Je pense aussi à cette phrase de Claude Lévi-Strauss : "Nous sommes tous des cannibales. Le moyen le plus simple d’identifier autrui à soi-même, c’est encore de le manger".

"Deleuze fait aussi référence au type de décor naturel, au bois vierge. Quand Lou s'imagine courant dans le bois avec Fritz, les pulsions surgissent librement.
Plus tard Deleuze parle du rôle féminin dans l'image-pulsion: "ce sont elles qui tracent un chemin vers la sortie et qui conquièrent une liberté créatrice, artistique ou simplement pratique: elles n'ont ni honte, ni des sentiments de culpabilité, ni violence statique qui peut se retourner contre elles. " (G. Deleuze. L'image mouvement, p.200)

Dans le film, ce rôle est joué par Lou; elle n'a pas de honte, ni se laisse dominer par les règles de la société, elle vit simplement à sa manière; à une société qui détermine qu'une femme doit se marier et avoir des enfants, elle oppose une forme de vie libérée, de ménage à trois. Elle décide de ne se pas marier ni d´avoir des enfants. C'est le personnage dominant dans le film."

Dans la scène dans laquelle les trois personnages principaux se font prendre en photo, l'intention de L. Cavani est évidemment de placer le personnage féminin "au dessus" du masculin, lui octroyant une force vitale et créatrice supérieure." (Dans la photo originale, Lou est accroupie, moins dominatrice).

Capture d'écran
(La vraie photo ici).



"Dans la scène finale de la voiture, Lou est l'unique qui survit. La pulsion de mort n'apparaît pas en elle, tout en elle est la force d'Eros.

Capture d'écran

Lou apparaît dans la dernière scène avec son ami voyageant dans un chariot, connotant ainsi l'idée du "char triomphal", le triomphe final d'Eros - Femme.

Pour moi on y voit aussi une femme, Lou Andréas-Salomé, qui se veut totalement libre et indépendante,  dans une tentative de vie commune avec Paul Rée et Friedrich Nietzsche, laissant libre cours à ses fantasmes sexuels tout en ne se satisfaisant que de relations intellectuelles avec les deux écrivains-philosophes.  C'est un beau film, pour initiés. De magnifiques images, en clair-obscur, mais aussi quelques scènes très dures... Dominique Sanda excelle dans le rôle avec cette froide beauté.  J'aurais dû la rajouter dans mes stars.
 
 Al di la del bene e del male

Il giardino dei Finzi Contini

Il conformista

Dominique Sanda et Géraldine Chaplin
Le voyage en douce
Biographie Dominique Sanda

Erland Josephson, Fritz (Nietzsche) dans le film, acteur fétiche de Ingmar Bergman est décédé le 26 février 2012.